16 janvier 2009

A quelques jours de la première de la nouvelle création de David Bobee et Ronan Chéneau, Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue, nous publions quelques photos de répétition ainsi que les impressions de Thierry, un spectateur actif et passionné, qui s’est engagé sur toute la saison. Le spectacle Nos enfants… est créé le 24 janvier au Théâtre de Gennevilliers et sera au lieu unique les 17 et 18 mars 2009.


Jeudi 18 décembre

Après la découverte de Fées, mon coup de cœur de la saison passée, et récemment de Cannibales, c’est avec enthousiasme que j’ai accepté la proposition d’assister à une répétition de la création en cours du groupe Rictus : Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue.
Une journée de congé pas comme les autres…

Train à 11H accompagnés de Philippa et Caroline du lieu unique, nous arrivons au théâtre de Gennevilliers, lieu de résidence où la création sera présentée mi-janvier, vers 14H, pour n’en ressortir que quelques heures plus tard. Entre temps, nous avons découvert le premier filage complet qui servira de base pour les quinze jours de travail restants avant la création.

Un premier filage, de plus de 2 heures, arrêté parfois par le metteur en scène David Bobbée. Déjà des impressions très fortes sans prise de notes pour profiter de chaque mot, de chaque image, pour que la découverte soit totale et exhaustive. Une pause, un café, un chocolat au bar du coin pour se réchauffer (les lieux de travail des artistes sont toujours peu chauffés !) et surtout échanger entre nous, la lieu unique’s band (ceux cités plus haut ainsi que Karine et François), sur nos premiers ressentis. Unanimité sur la qualité de ce qui n’est encore qu’une version de travail, mais aussi sur les faiblesses de certaines scènes, sur les doutes sur la pertinence des interventions de Ronan Chéneau (l’auteur). Chacun donne son avis, évoque ses émotions vécues, ses doutes, mais pas le temps de philosopher sur le pourquoi du comment, un nouveau rendez-vous nous attend : un deuxième filage sans interruption – un autre regard - un stylo à la main, des pages noircies, des extraits du texte, des digressions …

Le théâtre du groupe Rictus est sans aucun doute politique et contemporain : la création en cours ne fait pas exception. Après une pause plus ‘légère’ (dixit Ronan) avec Cannibales, (je dirai plutôt plus onirique), ils reviennent avec un texte fort, voire violent, et tellement contemporain qu’il parle d’aujourd’hui, de la crise, de demain, des banlieues, de l’Afrique, de la politique du gouvernement Sarkozy, des expulsions, autant de sujets qui, inévitablement, déclencheront l’ire de leurs détracteurs et de nombreux autres : tendre un miroir à ces contemporains est aujourd’hui une démarche artistique politique, donc risquée.

...au micro Ronan Chéneau, l’auteur, nous parle de Ronan Chéneau, l’auteur incapable d’écrire le moindre dialogue, l’auteur de ‘textes jetables comme une capote ou des Kleenex’, première intervention de l’auteur qui sera suivie de trois autres. C’est une volonté de David de le faire intervenir pour que quelqu’un puisse s’adresser directement au public et dire ‘je’, je sais que tout cela n’est que du théâtre, pour désacraliser, pour montrer le processus de création. Malgré ces explications les premières interventions semblent déconnectées du propos, même si leur sincérité paraît évidente lorsque l’on a déjà eu l’occasion d’échanger avec Ronan. Est-ce justement le Je qui enlève au texte cette densité qu’il a dans la bouche des comédiens ? il faut attendre la troisième intervention, un texte sur son voyage en Afrique, au Congo, avec David, une découverte, les peurs de ‘l’homme blanc’ avec son bagage de clichés sur l’Afrique, aussi sur leur rencontre avec des artistes locaux, des chorégraphes et danseurs notamment, et, là, justesse des propos sur ces artistes qui doivent mener un ‘sacré combat’ pour que la danse contemporaine en Afrique, pour prouver que la danse africaine peut être contemporaine, les difficultés d’existence de cette danse dans son pays, sur son continent et surtout ailleurs…

Un décor métallique du sol, aux murs qui lorsque les panneaux s’ouvrent deviennent des espaces de circulation des couloirs d’où s’échappent des voyageurs pressés, nous sommes dans une salle d’aéroport. Autant le dire tout de suite, la scénographie, le son, la vidéo et la gestion de l’espace avec cette circulation latérale entre ces murs/portes sont irréprochables.

Scène d’ouverture intense, un homme noir seul dans cet espace (un agent d’entretien ?), un playback sur une chanson d’Aznavour ‘Emmenez-moi au bout de la terre…’, certes envie de tout touriste présent dans un aéroport, mais déjà un doute une incertitude une ambiguïté, l’image des charters, des reconduites.

Clarisse (comédienne) au micro ‘j’habite une ville moyenne, une ville sclérosée dans un pays fatigué’, le mur du fond devient écran géant pour un panorama urbain : un premier texte politique et fort qui nous embarque déjà loin suivi par une intervention des danseurs congolais rejoints par les acteurs qui investissent le plateau un à un, observateurs ? indifférents ? avant de rejoindre les danseurs dans une chorégraphie puissante : le spectateur décolle.

Un texte, un questionnement sur l’identité française, une série de questions (au spectateur d’y répondre … ça commence à faire mal), suivie d’une autre sur la peur, les peurs ‘avez-vous peur des agressions ? avez-vous peur des accidents ? avez-vous peurs des jeunes ?‘ qui nous renvoie à cette politique de la peur pratiquée par tellement de politiciens aux quatre coins du monde.

Une vidéo, une histoire d’amour franco-congolaise, elle, française dans cet espace, lui, sur l’écran incrusté dans un paysage urbain, pour le toucher elle ne peut que caresser son image, réussiront-ils à se retrouver ? (ils le feront un peu plus tard, mais est-ce réaliste ? échanges avec David, Ronan et l’équipe, recherche de possibilités : il ne faudrait pas qu’il y ait de contact physique sur scène – il faudra attendre la présentation en mars au lu pour connaître la réponse choisie pour cette histoire d’amour).

Ronan au micro ‘suis-je légitime ? est-ce si difficile d’écrire ? à quoi ça sert le théâtre contemporain ?’, interrogations également sur les motivations d’un programmateur complétées par un name-dropping gratuit et inapproprié (et finalement pas si méchant que cela !) ‘qui aime le théâtre d’Adjani ? qui aime le théâtre de Marie-France Pisier ? qui aime Bénabar ?’

Un autre comédien un autre texte sur la peur de l’autre la peur de l’avenir ‘j’ai peur de ce qui va arriver ? j’ai peur des jeunes qui trainent dans la rue ?’
rejoint sur scène par tous les autres qui se resserrent un à un autour de lui avant l’arrivée d’un CRS, le sauveur ?! à politique de la peur réponse musclée, envie de désamorcer la violence d’une telle image ? pour mettre un peu de douceur dans un monde de brute ? le CRS entame devant nous progressivement une caricature de danse classique.
Meilleure séquence que lors du premier filage mais manque encore de rythme (nouvelle séquence quasiment improvisée nous apprend plus tard David, on comprend mieux son côté bancal) elle est de toute façon franchement casse-gueule, soit elle emporte le public et il se marre, soit cela ne sera finalement qu’un moment ridiculement caricatural.

Troisième intervention de Ronan déjà évoquée en préambule, la plus intéressante par le texte dit, mais paradoxalement l’action sur scène n’est alors pas très pertinente : pas d’objectif, certes, d’illustrer le texte mais la présence des danseurs simulant une séance de répétitions, pas une véritable séquence chorégraphiée . Quel intérêt ?La même scène avec le texte dit en voix-off permettrait peut être une focalisation exclusive sur les danseurs – intéressé par le texte je ne les regardais plus, regard et écoute sur Ronan.

L’histoire d’amour franco-congolais, nouvel épisode, moment bouleversant et d’une violence extrême . Une vidéo, un prélude amoureux deux amants se caressent se déshabillent et lorsque que les gestes deviennent trop intimes il se produit une distorsion violente du son et de l’image.
Interdit des gestes les plus intimes et naturels entre les deux amants parce qu’elle est française, parce qu’il est congolais.

Pas le temps de laisser retomber l’émotion, un texte sur les expulsions, les vols retours, les reconduites, la violence physique mise en œuvre, les techniques enseignées pour obtenir un corps (un objet ?) inerte facilement transportable ‘et la personne ne pèse plus rien’.

Un peu d’onirisme façon « Cannibales » pour nous laisser souffler ? Un comédien une chanson live l’espace se remplit de valises de vêtements des gens dansent bougent un acrobate se retrouve au mat un autre dans une roue, le temps est suspendu…Est-ce le seul objectif de cette scène ? Une suspension, une transition : finalement vide de sens d’autant plus que ce qui suit à la force des textes précédents, pourquoi vouloir à tout prix reposer les spectateurs en créant un tel intermède artificiel et long ?

Une vidéo un autre panorama (toujours d’aussi bonne qualité) un texte sur la résistance ‘est-ce encore possible ?’ accompagné sur scène par le solo d’un danseur ‘les minorités absentes des médias’ ‘les enfants hurlent’ ‘se suicident en prison’ ‘plutôt que d’être oublié’ on est revenu dans le vif du sujet, ça fait toujours aussi mal.

Cartoonesque et grinçante séquence jeu vidéo sur le tapis roulant ‘game over’ après l’apparition du crs, interrogation sur l’identité, surtout depuis la création de ce ministère de l’identité nationale, notion gérée, administrée.
N’avons-nous plus le droit d’avoir une identité différente de celle définie par une loi ?
Contre-pied de cette terrible question, une Marseillaise débridée qui se termine dans un bain de sang, une fusillade.Discours du terroriste justifiant son geste, la peur, les peurs, l’identité, son identité menacée, succession de lieux communs que l’on entend malheureusement trop souvent (dommage que cette intervention soit plombée par l’agonie caricaturale de certains des ‘mourants’) on rit plus des gesticulations stupides que de l’humour grinçant du texte.

Intervention touchante, carrément bouleversante ? d’un comédien qui semble si peu sûr de lui mais finalement très juste.
Il interrompt le discours pseudo-fascisant sans avoir les mots mais sachant qu’’il ne faut pas dire ça, pas comme ça’ ‘moi j’ai pas les mots’ ‘l’égalité elle est où ?’ ‘où on va’ (avec de tels propos) il invective l’auteur ‘c’est quoi ton délire’ avant de sortir de scène pour s’avancer vers les spectateurs ‘où on va’ avec de tels propos, avec un gouvernement qui emprisonne les jeunes dès 12 ans, qui autorise les psychotropes pour les enfants dès 4 ans, pour le fichage de l’appartenance sexuelle, qui envoie les flics à la sortie des écoles, dans les écoles. ‘quand est-ce qu’on se réveille’ ‘ils sont où ceux qui savent dire’.

Un mouvement de groupe, comédiens et danseurs simulent une émeute. La violence devient danse de groupe intense et tout aussi violente, plus suggérée que montrée (époustouflant)…les larmes aux yeux, cela m’évoque une image de Foi de Sidi Larbi Cherkaoui.

Peut être la fin…

Non, Clarisse au micro un dernier panorama de paysage urbain pas de visage.
Le texte évoque l’immigration ses nouvelles règles l’apprentissage de la Marseillaise et de l’histoire de France obligatoires
‘est-ce l’urgence lorsque l’on arrive du Kosovo ?’
‘la France c’est qui ?’

NB : toutes les phrases ou expressions entre guillemets et en italique sont des citations du texte de Ronan reproduites avec le plus de fidélité possible.


Il est plus de 20H, les scènes fortes le sont toujours autant
Les échanges vont reprendre autour d’un verre puis d’un dîner et déjà l’impatience de voir une troisième version, de la confronter à cette séance de travail, à ces réponses aux interrogations, aux interrogations qui subsistent, avec cette certitude de vouloir suivre le travail de David l’écriture de Ronan. Est-ce cela l’addiction ?